Un couple, film de F. Wiseman

dimanche 23 octobre 2022, par Madeleine Rebaudières

film de Frederick Wiseman, 2022

Présenté à la Mostra de Venise 2022, on peut le voir en salles en ce moment. Frederick Wiseman et Nathalie Boutefeu viennent le présenter à certaines séances, avec le distributeur. Frédérick Wiseman, né en 1930 et toujours alerte, est un documentariste américain mondialement connu depuis 1967 et son Titicut Follies, suivi de plus d’une trentaine d’autres très longs documentaires exceptionnels sur des institutions fameuses : Berkeley, National Gallery, Ex Libris –The New York Public Library, etc.

C’est après la découverte du Journal de Sophia Tolstoï, des Lettres de Léon Tolstoï et d’autres écrits (le livre de leur fille aînée, Tatiana) que Nathalie Boutefeu a eu l’idée de ce film et en a parlé à son ami Frederick Wiseman. C’était pendant la pandémie et il lui était impossible de filmer comme il en a l’habitude pour ses longs documentaires. Il a eu l’idée de tourner dans le jardin d’une amie, à Belle-Île-en-Mer, ce monologue de l’actrice Nathalie Boutefeu qui joue Sophia écrivant et disant son journal.

Sophia Behrs est une jeune fille très cultivée qui a vécu à la cour du Tsar, connaît et admire depuis l’enfance Tolstoï, auteur déjà célèbre de Enfance et Adolescence, de 18 ans son aîné. C’est un amour fou au début de leur mariage, fondé sur des échanges et une grande liberté de paroles : chacun lit (en public) le journal de l’autre. Mais c’est aussi une relation très vite tumultueuse comme les vagues que filme admirablement Wiseman. Sophia devient la lectrice et la copiste de Léon, administre la propriété, immense, et gère un grand nombre de domestiques. Elle a treize enfants de lui dont elle s’occupe seule. Lui ne s’occupe que de son œuvre et la laisse tout gérer, ce qui devient un esclavage. Il a aussi d’autres relations féminines et d’autres enfants. Ils se disputent et se réconcilient, elle s’interroge beaucoup sur la complexité de ses sentiments et sur leurs difficultés à vivre ensemble. Il finira par partir et mourra, comme on le sait, loin d’elle, dans une gare…

La lecture remarquable, par Nathalie Boutefeu, des extraits du Journal de Sophia (traduit en français depuis trente ans seulement) et des Lettres que lui adresse Léon Tolstoï, dans ce merveilleux jardin et devant l’océan, ne dure qu’une heure mais plonge le spectateur dans une méditation sur les relations de couple, l’amour, le partage de la liberté, du territoire et de la création… C’est un couple dysfonctionnel à la fois très dix-neuvième siècle et très contemporain, les textes sont admirables. Sophia a écrit son journal toute sa vie, et a également écrit deux romans. A la fin, elle dit avoir trouvé une certaine paix en acceptant les autres tels qu’ils sont… en cessant de les rêver. Et c’est sur un morceau de piano de Mendelssohn, mis à la place d’une lettre violente de Léon à sa femme, que s’achève ce beau film, un petit bijou qui nous vient du confinement et de la créativité d’un réalisateur qui se renouvelle sans cesse.

A noter qu’un autre film (d’un autre réalisateur) présentant une vie de « femme d’un grand homme », Tchaïkovski, au dix-neuvième siècle, est également en salle.
A noter aussi qu’une rétrospective de tous les films de Frederick Wiseman est prévue au Centre Pompidou l’année prochaine.